La classification des gemmes est l’une des problématiques les plus sensibles qui anime actuellement le marché des pierres précieuses. Étrangement, dans un marché parfaitement globalisé et international, aucune standardisation n’existe encore.
Chaque laboratoire obéit à ses propres règles et chaque pays possède sa législation sur le sujet.
Négociants, experts, et acheteurs finals se repèrent donc difficilement dans un marché où coexiste une pluralité de systèmes de classification. Ce manque de clarté engendre également un flou juridique qui en cas de litige peut s’avérer extrêmement préjudiciable.
Établir une nomenclature universelle des pierres de couleurs semble plus que jamais nécessaire, mais comment y parvenir ?
Comment classifier les gemmes ?
Tout l’enjeu que porte le projet d’une nomenclature internationale, c’est avant tout celle de sa méthode. Quelle approche privilégier pour établir cette classification ?
Pour Emmanuel Fritsch, chercheur en minéralogie au CNRS et membre de l’International Mineralogical Association, élaborer une norme de standardisation est toujours un processus long et complexe. L’origine géographique, la couleur, le poids ou encore la minéralogie sont autant de critères pertinents qui peuvent constituer une base de réflexion solide.
Faut-il alors s’appuyer sur le nom commercial ou la composition minérale d’une gemme pour la classifier ?
Pour Enzo Liverino, Président de la commission Corail à la CIBJO, le débat n’est pas celui-là.
Que l’approche soit commerciale ou scientifique, l’essentiel est que le nom attribué à une gemme ne puisse prêter à aucune confusion possible pour l’acheteur final.
L’enjeu d’un système de classification doit avoir pour seul but la protection de l’acheteur final afin de maintenir un indice de confiance élevé sur le marché des pierres précieuses, et de manière générale sur le marché de la joaillerie.
Une standardisation impossible ?
La question ne semble plus être « comment établir un système de classification international ? » , mais bien « est-il encore réellement possible de standardiser le marché des gemmes en 2022 ? »
Pour Emmanuel Piat, vice-président de la Commission Pierres de couleurs CIBJO, la volonté et les recherches menées par le CIBJO (Confédération Internationale de Bijouterie, Joaillerie, Orfèvrerie des diamants, perles et pierres) ont incontestablement permis d’aboutir à une base de nomenclature efficace mais malheureusement encore insuffisante.
Les trop grandes divergences d’interprétation qui existent entre les laboratoires permettent d’en témoigner. Aujourd’hui, la même pierre peut être qualifiée d’émeraude par un laboratoire et de béryl vert par un autre. Face à ce non-sens devenu trop courant sur le marché, la solution viendrait-elle alors de l’ISO (International Organization for Standardization), cet organe indépendant qui travaille à l’élaboration de normes universelles ?
Si l’ISO a contribué à des progrès de standardisation particulièrement efficaces dans le secteur du diamant, pour Aurélien Delaunay, directeur du Laboratoire Français de Gemmologie et représentant de la France à l’ISO, l’univers des pierres de couleurs est beaucoup plus complexe et ce qui a été fait dans le domaine du diamant n’est pas transposable dans l’univers des pierres de couleurs.
Cet avis est également partagé par Thomas Hainschwang, dont les publications sur le diamant font autorité auprès des organes de nomenclature. Pour lui, la standardisation est tout simplement impossible notamment en raison des couleurs infinies qui existent et des trop grandes variétés de tailles recensées.
De la classification à la régulation ?
Alors, comment amener plus de cohérence et de cohésion dans un marché qui échappe à toute règle de classification et de standardisation ?
Pour l’experte Drew Battaglia, les seuls organes qui font autorité aujourd’hui sont les laboratoires, or les résultats de leurs analyses peuvent être contradictoires et la valeur de leur expertise diverge parfois selon les marchés. La nécessité d’une « entité supérieure » faisant autorité sur le marché des gemmes est donc indispensable.
Thomas Hainschwang, qui déplore également les trop nombreux désaccords qui existent entre laboratoires, alerte sur le fait qu’ils deviennent de plus en plus nombreux. Utilisant leur propre nomenclature et procédures internes, les nouveaux laboratoires qui apparaissent ajoutent encore plus de confusion sur un marché qui souffre déjà de tant d’incohérence.
Ainsi, le véritable enjeu ne serait-il pas de réguler les laboratoires avant de vouloir réguler les gemmes ? C’est l’axe de réflexion que l’expert ouvre.
Entre des standards qui changent en permanence et des résultats d’analyse soumis à aucune durée de validité légale, la question de la responsabilité des laboratoires interroge.
Encadrer l’activité et les méthodes des laboratoires permettrait-il de combler le vide juridique qui existe aujourd’hui et pénalise in fine les acheteurs finals ?
Pour Aurélien Delaunay, soumettre les laboratoires à davantage d’obligations, comme par exemple l’indication des traitements, ne pourrait aboutir qu’à plus de transparence.
Pour conclure
Aborder la question de la classification des gemmes se fait nécessairement par le biais d’une approche à la fois scientifique, commerciale et juridique.
Comment créer une nomenclature qui intègre les besoins et attentes de tous les acteurs du marché ? Et surtout, comment aboutir à un système transparent et sécurisant qui préserverait les enjeux financiers de chacun de ses acteurs ?
Cette conversation, riche de cas pratiques tirés de l’expérience de chaque expert, permet de tracer des pistes de réflexion visionnaires et de mettre en lumière l’un des enjeux majeurs que le marché des gemmes devra impérativement résoudre dans les prochaines années.
Remerciements
GemGenève remercie chaleureusement Marie Chabrol, consultante joaillerie, et Boris Chauviré, chercheur en minéralogie et gemmologie, qui ont animé avec talent ce passionnant échange.
Ainsi que l’ensemble des experts qui ont participé à cette réflexion :
Drew Battaglia
Experte agréée
Sancy Expertise Paris
Aurélien Delaunay
Directeur du Laboratoire Français de Gemmologie
Commission Diamant et Commission Gemmologie CIBJO
Représentant à l’ISO pour la France
Emmanuel Fritsch
Chercheur en minéralogie au CNRS
Membre de l’International Mineralogical Association
Thomas Hainschwang
Directeur et cofondateur de GGTL Laboratories
Expert en recherche gemmologique
Enzo Liverino
Négociant
Président de la commission Corail CIBJO
Emmanuel Piat
Négociant, expert judiciaire
Vice-Président de la Commission Pierres de couleurs CIBJO